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jeudi 20 février 2014

Le monde du travail associatif

Le monde associatif, qui concentre une grande majorité des salariés de l’ESS, est également amené à muter dans le cadre de la « modernisation de l’Etat » : les relations financières entre collectivités publiques et les associations évoluent. Alors qu’auparavant c’était le système de « subvention » qui était la règle, l’octroi de ressources budgétaires est aujourd’hui davantage fondé sur la « commande publique ». Sous prétexte de rationalisation, le développement du recours au « marché public » et la mise en concurrence des associations pour les ressources financières recomposent le monde associatif et favorisent le regroupement des associations et la mutualisation des fonctions supports. Le monde associatif, tout comme l’État, voit le recours aux pratiques de l’entreprise, en particulier celle du New Public Management, s’imposer à lui. Les institutions de l’économie sociale et solidaire sont alors confrontées à une contradiction ultime : celle de la mise en équivalence monétaire de leur « plus-value » sociale. En « monétisant » les bénéfices de leurs actions sur des protocoles de gestion, elles prennent le risque d’offrir une visibilité à un profit auquel elles disent originellement avoir renoncé, et in fine d’apparaître de plus en plus proches des entreprises commerciales. Pourtant, la mesure comptable des actions devient indispensable à leur pérennisation. Ce processus de « rationalisation des pratiques professionnelles » dans les entreprises de l’économie sociale n’est bien sûr pas sans effet sur le maintien de l’ « esprit solidaire ».
Le monde associatif, coopératif et mutualiste se pose souvent comme un monde du travail où les pratiques professionnelles sont revendiquées comme « alternatives » ou « solidaires ». Pourtant dans ce secteur c’est l’emploi « atypique » qui est typique : à poste égal le salaire est plus faible que dans le privé et le public, les heures supplémentaires et travail le week-end sont plus communs, et les statuts moins protecteurs. S’il est d’usage de présenter les travailleurs de l’économie sociale et solidaire comme des « militants » (ce qui au passage crée une confusion : le travail étant fréquemment dénié comme activité productive parce qu’il est souvent confondu avec le bénévolat), les auteurs montrent que leurs attentes par rapport à l’emploi sont les mêmes que celles des autres salariés sur le marché du travail : ils recherchent avant tout un emploi stable et des perspectives d’évolution ; ils se montrent attachés aux normes du salariat et peuvent même se mobiliser pour les faire valoir. Si une majorité des salariés des associations, des coopératives et des mutuelles rencontrés en entretien lors des diverses enquêtes évoquent régulièrement la « recherche de sens » comme principe pour la recherche d’un emploi dans l’économie sociale, les enquêtes sociologiques confirment que les motivations déterminantes pour « entreprendre autrement » sont davantage le résultat de l’absence d’autres perspectives professionnelles et, pour une part importante, d’une rupture biographique. Travailler « autrement », avec les conditions évoquées plus haut, n’est donc pas forcement un choix total de la part des acteurs. La surreprésentation des enfants de fonctionnaires apporte une confirmation à cette hypothèse : avec la règle de non-remplacement d’un fonctionnaire sur deux, les postes de la fonction publique étant fermés aux nouveaux entrants, ces personnes dotées de dispositions à servir l’intérêt général souvent acquises par la socialisation familiale et l’institution scolaire se tournent vers l’ESS où l’emploi y est plus dégradé. Ainsi, le « travailleur solidaire » « accomplit un travail similaire au secteur public dans les conditions du secteur privé, sans pour autant bénéficier pleinement des garanties des emplois classiques du privé ».
En s’appuyant sur le travail de ce livre, et sur des travaux passé de Matthieu Hély, nous pouvons pousser la réflexion plus loin. La décentralisation entamée dans les années 1980 a transféré la charge de nombreuses compétences de l’État vers les collectivités locales. La mise en œuvre de ces missions a ensuite été en partie confiée aux associations. L’État « gouverne à distance » et nous pouvons compléter les propos des auteurs par l’hypothèse que tout se passe comme si à coté de la fonction publique d’État, de la fonction publique territoriale et de la fonction publique hospitalière, nous avions une « 4e fonction publique ». L’ouvrage nous amène à penser qu’une véritable « fonction publique déléguée » est apparue, ne garantissant pas la qualité de l’emploi mais seulement la mise en œuvre du service public. L’« économie sociale et solidaire », composée en très grande partie d’associations, et qui revendique « placer l’homme au centre » et « avoir l’économie comme moyen et non comme fin » exploite en pratique ses salariés comme n’importe quelle entreprise capitaliste, et même plus si on s’en tient aux statistiques. Le social et le solidaire ne vont que dans un sens, vers le public et non pas vers ses salariés.
Matthieu Hély et Pascale Moulévrier à la fin de leur ouvrage se placent face à leurs enquêtés. Ils expliquent qu’il ne s’agit pas pour eux de lancer le discrédit sur l’engagement et le travail des acteurs de l’ESS, mais de donner la lucidité et les moyens renouvelés de la réflexivité et de l’action. Ils nous amènent à penser qu’il est nécessaire que les acteurs associatifs et ses promoteurs prennent en compte la réalité de la situation et qu’ils refusent les mauvaises conditions de travail et de statut imposés aux salariés sous couvert de valeurs morales, d’engagement et d’altruisme. Nous pouvons ajouter que cette prise de conscience est d’autant plus nécessaire que, profiter de l’aubaine de la délégation des missions de service public tout en jouant la concurrence plutôt qu’imposer une nécessité de moyen, ce n’est pas seulement être compatible avec le capitalisme : l’étude des pratiques nous montre que c’est aussi tracer le chemin de la flexibilité et du travail gratuit.
Matthieu Hély, Pascale Moulévrier, L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, La Dispute, 2013
Publié par Mouvements, le 6 novembre 2013. http://www.mouvements.info/L-economie-sociale-et-solidair

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