Le monde associatif, qui concentre une grande majorité
des salariés de l’ESS, est également amené à muter dans le cadre de la
« modernisation de l’Etat » : les relations financières entre
collectivités publiques et les associations évoluent. Alors
qu’auparavant c’était le système de « subvention » qui était la règle,
l’octroi de ressources budgétaires est aujourd’hui davantage fondé sur
la « commande publique ». Sous prétexte de rationalisation, le
développement du recours au « marché public » et la mise en concurrence
des associations pour les ressources financières recomposent le monde
associatif et favorisent le regroupement des associations et la
mutualisation des fonctions supports. Le monde associatif, tout comme
l’État, voit le recours aux pratiques de l’entreprise, en particulier
celle du New Public Management, s’imposer à lui. Les institutions de
l’économie sociale et solidaire sont alors confrontées à une
contradiction ultime : celle de la mise en équivalence monétaire de leur
« plus-value » sociale. En « monétisant » les bénéfices de leurs
actions sur des protocoles de gestion, elles prennent le risque d’offrir
une visibilité à un profit auquel elles disent originellement avoir
renoncé, et in fine d’apparaître de plus en plus proches des entreprises
commerciales. Pourtant, la mesure comptable des actions devient
indispensable à leur pérennisation. Ce processus de « rationalisation
des pratiques professionnelles » dans les entreprises de l’économie
sociale n’est bien sûr pas sans effet sur le maintien de l’ « esprit
solidaire ».
Le monde associatif, coopératif et mutualiste se pose
souvent comme un monde du travail où les pratiques professionnelles sont
revendiquées comme « alternatives » ou « solidaires ». Pourtant dans ce
secteur c’est l’emploi « atypique » qui est typique : à poste égal le
salaire est plus faible que dans le privé et le public, les heures
supplémentaires et travail le week-end sont plus communs, et les statuts
moins protecteurs.
S’il est d’usage de présenter les travailleurs de l’économie sociale et
solidaire comme des « militants » (ce qui au passage crée une
confusion : le travail étant fréquemment dénié comme activité productive
parce qu’il est souvent confondu avec le bénévolat), les auteurs
montrent que leurs attentes par rapport à l’emploi sont les mêmes que
celles des autres salariés sur le marché du travail : ils recherchent
avant tout un emploi stable et des perspectives d’évolution ; ils se
montrent attachés aux normes du salariat et peuvent même se mobiliser
pour les faire valoir. Si une majorité des salariés des associations,
des coopératives et des mutuelles rencontrés en entretien lors des
diverses enquêtes évoquent régulièrement la « recherche de sens »
comme principe pour la recherche d’un emploi dans l’économie sociale,
les enquêtes sociologiques confirment que les motivations déterminantes
pour « entreprendre autrement » sont davantage le résultat de l’absence
d’autres perspectives professionnelles et, pour une part importante,
d’une rupture biographique.
Travailler « autrement », avec les conditions évoquées plus haut, n’est
donc pas forcement un choix total de la part des acteurs. La
surreprésentation des enfants de fonctionnaires apporte une confirmation
à cette hypothèse : avec la règle de non-remplacement d’un
fonctionnaire sur deux, les postes de la fonction publique étant fermés
aux nouveaux entrants, ces personnes dotées de dispositions à servir
l’intérêt général souvent acquises par la socialisation familiale et
l’institution scolaire se tournent vers l’ESS où l’emploi y est plus
dégradé. Ainsi, le « travailleur solidaire » « accomplit un travail
similaire au secteur public dans les conditions du secteur privé, sans
pour autant bénéficier pleinement des garanties des emplois classiques
du privé ».
En s’appuyant sur le travail de ce livre, et sur des
travaux passé de Matthieu Hély, nous pouvons pousser la réflexion plus
loin. La décentralisation entamée dans les années 1980 a transféré la
charge de nombreuses compétences de l’État vers les collectivités
locales. La mise en œuvre de ces missions a ensuite été en partie
confiée aux associations. L’État « gouverne à distance » et nous pouvons
compléter les propos des auteurs par l’hypothèse que tout se passe
comme si à coté de la fonction publique d’État, de la fonction publique
territoriale et de la fonction publique hospitalière, nous avions une
« 4e fonction publique ». L’ouvrage nous amène à penser qu’une véritable
« fonction publique déléguée » est apparue, ne garantissant pas la
qualité de l’emploi mais seulement la mise en œuvre du service public.
L’« économie sociale et solidaire », composée en très grande partie
d’associations, et qui revendique « placer l’homme au centre » et
« avoir l’économie comme moyen et non comme fin » exploite en pratique
ses salariés comme n’importe quelle entreprise capitaliste, et même plus
si on s’en tient aux statistiques. Le social et le solidaire ne vont
que dans un sens, vers le public et non pas vers ses salariés.
Matthieu Hély et Pascale Moulévrier à la fin de leur
ouvrage se placent face à leurs enquêtés. Ils expliquent qu’il ne s’agit
pas pour eux de lancer le discrédit sur l’engagement et le travail des
acteurs de l’ESS, mais de donner la lucidité et les moyens renouvelés de
la réflexivité et de l’action. Ils nous amènent à penser qu’il est
nécessaire que les acteurs associatifs et ses promoteurs prennent en
compte la réalité de la situation et qu’ils refusent les mauvaises
conditions de travail et de statut imposés aux salariés sous couvert de
valeurs morales, d’engagement et d’altruisme. Nous pouvons ajouter que
cette prise de conscience est d’autant plus nécessaire que, profiter de
l’aubaine de la délégation des missions de service public tout en jouant
la concurrence plutôt qu’imposer une nécessité de moyen, ce n’est pas
seulement être compatible avec le capitalisme : l’étude des pratiques
nous montre que c’est aussi tracer le chemin de la flexibilité et du
travail gratuit.
Matthieu Hély, Pascale Moulévrier, L’économie sociale et solidaire : de l’utopie aux pratiques, La Dispute, 2013
Publié par Mouvements, le 6 novembre 2013. http://www.mouvements.info/L-economie-sociale-et-solidair
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